Fukushima : "Un accident inédit dans l'histoire du nucléaire"
Bruno Comby est ingénieur de l'école Polytechnique et ingénieur en génie nucléaire de l'école nationale supérieure de techniques avancées de Paris. Après avoir travaillé notamment pour EDF, il est maintenant expert indépendant, et préside l'association des écologistes pour le nucléaire.
Depuis le séisme et le tsunami qui ont frappé le 11 mars le Japon, il suit particulièrement les événements touchant les réacteurs de la centrale nucléaire de Fukushima, obtenant des informations par des ingénieurs vivant au Japon et travaillant dans l'industrie nucléaire du pays. Il explique quelle est la situation sur place, dimanche 13 mars.
Comment Fukushima en est arrivée à cette situation ?
Le site de Fukushima est situé près de la mer, et compte dix réacteurs, répartis entre Fukushima Daiishi (où se trouvent des réacteurs numérotés de 1 à 6, du plus ancien au plus récent) et Fukushima Daini (numérotés de 1 à 4). Pendant le tremblement de terre, dès les premières secousses, la procédure d'urgence a fonctionné et les réacteurs se sont immédiatement arrêtés, conformément aux procédures d'urgence. Ceci exclut les risques de réaction en chaîne incontrôlée ou d'explosions dramatiques de type Tchernobyl.
Mais la situation est réellement exceptionnelle à Fukushima dans le sens où une série d'événements ont par la suite empêché les systèmes de refroidissement de fonctionner. D'abord, les lignes électriques qui alimentaient de l'extérieur ce système ont été coupées en raison des dégâts provoqués par le séisme. La centrale s'est retrouvée coupée du monde. La procédure prévoyait alors que des groupes électrogènes de secours (plusieurs par réacteurs et fonctionnant au diesel), prennent le relais et assurent le fonctionnement du refroidissement.
Puis un quart d'heure plus tard, le tsunami est arrivé, et l'eau a sérieusement endommagé ces groupes électrogènes. Résultat, plus aucun système de refroidissement ne fonctionne depuis vendredi, sur les dix réacteurs. C'est inédit dans l'histoire du nucléaire, et c'est là que se trouve le principal risque aujourd'hui.
Qu'est-ce qui explique l'explosion survenue samedi au réacteur n°1, et les rejets radioactifs observés sur le site ?
Lorsqu'un réacteur n'est plus refroidi, le scénario est implacable : la température monte, jusqu'à un point où les matériaux autour du cœur fondent et libèrent de la matières radioactive. Le point positif, et très important, reste que les enceintes de confinement autour de ces réacteurs, en béton armé et d'une épaisseur d'un mètre, n'ont pas été endommagées, à en croire toutes les informations dont nous disposons.
Toutefois, à l'intérieur des enceintes de confinement de Fukushima, la pression augmente et continue d'augmenter à l'heure où je vous parle, en raison des matériaux et des gaz portés à haute température. Pour éviter que cette pression trop importante ne mette en danger la solidité du confinement, les ingénieurs sur place ont décidé de relâcher une partie des mélanges gazeux se trouvant à l'intérieur. C'est le cas pour six réacteurs actuellement, dont les n°1, 2 et 3 à Fukushima Daiishi.
Le problème intervient lorsque les cœurs des réacteurs ont fondu à l'intérieur de ces enceintes : c'est ce qu'il s'est déjà passé au sein des réacteurs n°1 et 3 à Daiishi. Dans les gaz relâchés se trouvent alors de l'hydrogène, et du Césium 137, des particules radioactives dont la présence a été confirmée samedi à la centrale. L'hydrogène réagissant violemment à l'oxygène, c'est ce dernier qui a provoqué l'explosion des bâtiments à l'extérieur des enceintes de confinement, sans heureusement endommager ces dernières.
Quels sont les risques pour la suite ?
Sans systèmes de refroidissement fonctionnels, il est loin d'être exclu que d'autres cœurs de réacteurs, en plus du n°1 et du n°3 de Daiishi, fondent et soient irrémédiablement endommagés. Aux dernières nouvelles, la situation la plus préoccupante concerne le réacteur n°2. Son cœur n'a pas fondu, mais le niveau d'eau y est beaucoup trop bas, et il semble que l'utilisation d'eau de mer ne suffise pas.
S'il fond, il faudra (comme pour les réacteurs n°1 et 3 de Daichi) relâcher la pression à l'intérieur des enceintes de confinement, alors que la radioactivité y est importante. Ce qui entraînera de nouvelles émissions de Césium 137 dans l'atmosphère autour de la centrale, et de potentielles explosions dues à l'hydrogène. En tout, ce scénario est envisageable pour 6 réacteurs sur 10. Les 4 autres étaient en maintenance et déjà à l'arrêt avant le séisme, leur température ne présente pas de danger aujourd'hui.
Quels sont les dangers de ces rejets radioactifs ?
D'après les mesures effectuées samedi sur la centrale, au niveau du réacteur n°1, la radioactivité est montée jusqu'à un niveau d'exposition de 1015 microsievert par heure. Il s'agit d'un seuil 10 000 fois plus important que celui de la radioactivité naturelle, mesurable, avec des variations, à tous points de la planète. Par contre, il s'agit d'un niveau inférieur à celui nécessaire pour qu'on observe des effets immédiats sur l'organisme.
Avec 1015 microsievert par heure, il faudrait que quelqu'un soit exposé plus de 100 heures d'affilées pour qu'on voit apparaître, dans le sang, des traces de contamination. Le problème immédiat concerne donc principalement les ingénieurs travaillant sur la centrale pour tenter de maîtriser les événements, et qui sont en présence du Césium relâché : il nous manque cependant les mesures exactes, et en provenance de tous les réacteurs, pour dire à quels dangers ils sont exposés.
L'environnement et la population autour de la centrale sont-ils menacés ?
A l'heure actuelle, cet accident à Fukushima n'a pas de conséquences sur la santé publique et environnementale à l'échelle locale. Les autorités ont pris la bonne décision en ordonnant l'évacuation autour de la centrale dans un rayon de 20 kilomètres, et le vent actuel entraîne les résidus radioactifs vers la mer.
Le Césium 137 de Fukushima a certes une durée de vie de trente ans, et on en retrouvera bien quelques traces infimes sur plusieurs milliers de kilomètres de distance, mais de manière extrêmement dispersée, et avec un niveau de radioactivité qui n'influera pas sur les organismes vivants. Mais tout ceci peut bien sûr évoluer : il s'agit d'une photographie valable pour la situation actuelle, dont nous ne savons pas quelle sera l'aboutissement.
Pouvait-on éviter ces événements ?
Il s'agit d'un accident très grave, et à mon sens plus grave que l'accident de Three Mile Island puisque nous en sommes déjà à deux réacteurs fondus en 24 heures. Mais Fukushima fait face à une situation complètement inédite, avec un enchaînement de circonstances qui n'était pas prévisible parmi les pires scénarios des ingénieurs, en raison de l'intensité inédite de la catastrophe naturelle.
Et si je qualifie la situation de "très grave", c'est bien à l'échelle d'une centrale nucléaire, et non pas à l'échelle humaine : il n'y a pour l'instant heureusement aucun cas de contamination radioactive mortelle autour de Fukushima. Pour le Japon, c'est bien sûr un problème très important, mais dont les contours actuels font qu'il reste mineur et avant tout industriel, en comparaison au nombre de victimes et à l'ampleur des défis que doit affronter le pays suite aux dégâts du séisme.
Propos recueillis par Michaël Szadkowski lemonde.fr 13/03/2011